Guérison
(Soleil Zeuhl 37 // CD)
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Le second album de SETNA, enregistré avec les contributions de Yannick Duchene (chant) de NEOM et de Benoit Widemann (Moog). A la croisée des chemins du progressif et de la zeuhl – 3 longs morceaux (9.52 / 26.16 / 14.58) et 2 bonus issus des sessions d’enregistrement.
S’il est évident que la rareté de Setna dans les bacs et sur les scènes tient aussi (voire surtout) à des raisons pragmatiques (ce que confirme du reste son leader Nicolas Candé dans l’entretien qui accompagne cette chronique), il est tentant de voir dans cette prise de parole parcimonieuse l’expression d’une éthique artistique lui dictant de ne se manifester que lorsqu’il estime avoir quelque chose de réellement essentiel à nous dire, au-delà de la satisfaction (certes légitime et partagée) de nous livrer un nouveau rapport d’étape de son parcours musical – en l’occurrence, ce qui n’est pas rien, le très attendu successeur de Cycle I (2007), l’un des plus beaux disques progressifs français entendus de mémoire récente.
Avant même d’envisager sa musique à l’aune de considérations critiques (description « objective » de sa musique et appréciation subjective de sa réussite), il convient de noter, tant cela saute aux yeux (et aux oreilles) qu’il se dégage de Setna une aura « spirituelle » qui transcende assez largement ses références stylistiques et donne à son propos une résonance beaucoup plus universelle. À ce titre, il est conseillé d’accompagner l’écoute par la lecture des notes du livret, tant celles-ci mettent utilement la musique en perspective. Autant les arguments conceptuels apparaissent souvent comme un moyen de conférer artificiellement cohérence et profondeur à ce qui en est dénué, autant ils soulignent ici une correspondance assez saisissante entre les indications fournies et l’incarnation musicale qui leur est donnée.
L’universalité de son essence émotionnelle n’extrait évidemment pas la musique de Setna de tout référentiel historico-musical. Elle demeure, encore et toujours, ancrée dans une esthétique zeuhl (le triptyque formé par les motifs lancinants du Fender Rhodes, la basse puissante et parfois saturée, et une batterie tour à tour propulsive et pacificatrice), mais avec plus qu’auparavant une coloration Canterbury (ce goût pour les mélodies épurées couplées à des assises rythmiques sophistiquées), explicitement soulignée par les apparitions, ici et là, de la sonorité si caractéristique de l’orgue saturé.
Sans vouloir enfermer Setna dans ce système de références, qui aura au moins le mérite de battre le rappel d’un public que l’évocation de telles figures tutélaires pourrait attirer à sa musique (et l’on imagine difficilement que le résultat soit une déception pour lesdits néophytes), on touche sans doute là à la seule critique que l’on pourrait éventuellement adresser aux Rouennais : celle d’évoluer dans une esthétique sonore objectivement « datée » d’une bonne quarantaine d’années, dans sa lutherie comme dans son vocabulaire. Il convient, à défaut de l’écarter totalement, de la relativiser fortement : ce « purisme », que d’aucuns ne manqueront pas de dénoncer comme rétrograde, n’est après tout que le nécessaire antidote aux égarements des années 1980, dont il fut dit alors qu’elles avaient « ringardisé » la décennie précédente mais dont bien peu s’aviseraient aujourd’hui de défendre l’esthétique. L’argument ultime étant évidemment de souligner à quel point les musiques progressives doivent à ce soi-disant « passéisme » (qui n’est en réalité qu’une aspiration à l’intemporalité) bon nombre des plus belles œuvres récemment apparues dans son giron (le nom d’Änglagård s’imposant avec évidence dans un registre différent).
Mais laissons de côté les débats théoriques pour explorer plus en profondeur le contenu de Guérison. Contrairement à Cycle I, conçu comme une entité unique, ce second opus se présente à nous sous la forme de trois longues suites clairement différenciées, durant respectivement 10, 26 et 15 minutes.
Que la première s’intitule « Cycle II » explique sans doute pourquoi l’on a l’impression, d’abord un peu déroutante, de rentrer d’emblée dans le vif du sujet, sans l’effet de dramatisation attendu en pareille circonstance, comme si Setna entendait reprendre sans s’appesantir en préambules superflus une démonstration restée en suspens. De fait, le groupe reprend possession de son territoire avec une autorité indiscutable, restaurant ses fondamentaux tout en introduisant de nouvelles couleurs, vocales (le timbre androgyne de Yannick Duchene, qui aime à se démultiplier en textures polyphoniques envoûtantes) et instrumentales (l’orgue saturé et la clarinette basse du 2e mouvement, le vibraphone jazzy du 3e).
Le bien-nommé « Triptyque » s’attache ensuite à ouvrir de nouveaux horizons, tout en cultivant des atmosphères plus introspectives et méditatives. Le premier volet constitue la véritable entrée en matière de Guérison après le long post scriptum de « Cycle II » : on découvre là encore plusieurs nouveaux intervenants – le piano de Benoît Bugeïa, la guitare électrique de Nicolas Wurtz et le Minimoog de Benoît Widemann, plus aérien et virevoltant que jamais – s’ébrouant longuement sur fond de grandioses nappes de Mellotron. La phase suivante, dominée par la guitare 12-cordes et le chant dédoublé (voix principale grave et contrechants aigus), et d’une facture plus simple et répétitive, justifie la dédicace a priori incongrue (mais finalement pas tant que cela) à Roger Hodgson. Il faudra attendre la phase finale, structurée autour du va-et-vient capiteux des accords de piano (qui renvoient immanquablement au jeu de McCoy Tyner dans le « My Favourite Things » réinventé par John Coltrane, influence majeure de Christian Vander), en surplomb desquels s’entremêlent textures vocales et nappes de Mellotron-flûte, tandis que la section rythmique orchestre une montée en puissance qui lui fait retrouver des accents zeuhliens jusque-là mis en sourdine.
Le deuxième volet nous éloigne encore davantage du Setna familier. Les tourments existentiels évoqués par le livret sont incarnés par le chant, soudain lointain et plaintif, de Duchene et une guitare aux accents floydiens, celle de Samuel Philippot. Puis c’est au Minimoog enchanteur de Benoît Widemann ne prenne possession du premier plan, se retrouvant au cœur d’une authentique féerie claviéristique dans laquelle le Mellotron occupe à nouveau une place de choix. Une subtile accélération du tempo nous entraîne ensuite vers une phase plus musclée, peut-être la plus magmaïenne du lot, mais toujours avec les arpèges de 12-cordes en guise de fil rouge.
Le troisième et dernier volet du « Triptyque » est le plus ostensiblement empreint de spiritualité, invitant l’auditeur à « faire le vide » dans son esprit, processus de purification qui s’étend sur plusieurs minutes presque statiques, avec ce motif de Fender Rhodes insistant, répété à l’identique, comme un mantra qui renverrait chacun à son intériorité. Puis, sans crier gare, la section rythmique introduit le mouvement, et nous voilà comme suspendu dans les airs, ensorcelé par le mariage improbable des timbres (clarinette basse façon Bitches Brew, guitare lap-steel, et ce chant à la ferveur décidément contagieuse). On perçoit bien, dans ces développements à la fois prenants et sereins, la singularité de Setna dans cet univers zeuhl auquel il emprunte clairement nombre de traits stylistiques, mais pour les mettre au service de visées musicales qui n’ont que peu en commun, dans l’esprit, avec Magma.
Il fallait en passer par ces émotions parfois extrêmes pour aborder la phase finale du processus, dont la dénomination suggère un happy end : la « Guérison » promise par le titre de l’album. Baignée dans des nappes de claviers, la batterie commence par purifier l’espace sonore dans un solo anti-démonstratif puis, avec le Rhodes, introduit une trame rythmique en sept temps qui, après les climats pesants et torturés des minutes précédentes, prend des accents presque guillerets. Yannick Duchene l’agrémente bientôt de ses vocalises, et le morceau trouve enfin son rythme de croisière. C’est à ce moment que Widemann nous gratifie enfin du vrai, beau et long chorus de Minimoog que l’on espérait dès sa première apparition : un grand moment de jazz-fusion old school qui rappelle les meilleurs moments de l’œuvre soliste du Jan Hammer français. Le festin claviéristique ne s’arrête pas là : la phase suivante de la suite nous offre la seule contribution substantielle à l’album de Nicolas Goulay, autrefois principal soliste de Setna mais relégué sur cet album au rang de simple invité, avec un long chorus d’orgue fuzz à la mode canterburienne. Enfin, cohérence conceptuelle oblige, la guitare 12-cordes du « Triptyque » refait une brève apparition, avant que le vaisseau n’opère pour finir un atterrissage en douceur, en mode rubato, final en points de suspension qui nous laisse d’ores et déjà impatients de découvrir la suite des passionnantes aventures du groupe.
On pourra discuter du bien-fondé de la décision d’inclure en complément de programme, après ce final qui remplit parfaitement sa fonction, deux plages proposant des prises alternatives de séquences de l’album. Malgré l’intérêt indéniable de tels documents (on en écouterait volontiers un CD entier), on regrettera que Setna n’ait su résister à cette fausse bonne idée qui compromet, fût-ce très légèrement, l’intégrité formelle de son œuvre. C’est précisément parce que Guérison est si réussi que cette petite maladresse déçoit.
Mais que nos amis rouennais se rassurent : ils sont d’ores et déjà plus que pardonnés !
Aymeric Leroy – BIG BANG MAGAZINE