Ceux d’en Face
(Soleil Zeuhl 07 // CD) épuisé
Pour un musicien, œuvrer dans le créneau des musiques progressives est un défi à bien des égards. Non seulement la probabilité est très faible d’obtenir un retentissement à la hauteur de l’effort investi mais la concrétisation de l’acte créatif s’apparente bien souvent, en elle-même, à un parcours du combattant. Le premier album de François Thollot est, de ce point de vue, une sorte de cas d’école. En effet, ce jeune Lyonnais n’a pu compter que sur lui-même pour mettre en son ses idées musicales. Sur « Ceux d’en Face », il fait tout : composition, production et exécution instrumentale. Et dans ce dernier cas, il fait bien plus que le commun des multi-instrumentistes : guitariste au départ, il assure également la basse, mais aussi les claviers et, encore plus surprenant, la batterie. Tout cela sans filet, c’est-à-dire avec un matériel analogique et somme toute rudimentaire (cf. entretien), ne permettant pas la moindre retouche a posteriori. Guère étonnant, dans ces conditions, que l’enregistrement se soit étalé sur près de neuf mois.
Si Thollot n’a pu constituer autour de lui, comme il l’aurait souhaité, un véritable groupe, ce n’est qu’à moitié surprenant, dans la mesure où le style musical qu’il honore n’a, en France et ailleurs, qu’un nombre limité d’adeptes. En dépit d’un parcours qui l’a vu passer par le rock progressif « classique », c’est clairement dans l’école Rock In Opposition que Thollot a finalement décidé de se positionner, au confluent des rythmiques surpuissantes de Magma, des stridences guitaristiques de King Crimson et des arabesques pianistiques obsédantes de Présent, groupe avec lequel il affiche la parenté la plus évidente. Totalement instrumentales, les sept compositions de Ceux d’en Face affichent des durées plutôt homogènes (entre 4:30 et 6:30, à l’exception du morceau final qui atteint les 12 minutes), une esthétique d’ensemble très cohérente, mais aussi une certaine variété.
Le fondement du discours de Thollot est assurément rythmique : c’est dans la profusion des différents motifs bâtis par le trio piano-basse-batterie, que chaque pièce puise son relief, et non dans des thèmes mélodiques. Cet intérêt pour les contrastes et expérimentations rythmiques s’exprime du reste au grand jour dans le ludique « Vingt-Trois », exercice de style bâti en grande partie, et comme son titre l’indique, sur un cycle en 23 temps, subtilement « habillé » par les différents instruments de manière à conjurer l’impression d’irrégularité provoquée sur nos oreilles trop habituées aux sempiternelles mesures à quatre temps. Ce jeu sur les métriques se traduit sur la plupart des morceaux par de constantes cassures de rythme, qui introduisent non seulement une salutaire variété mais aussi, plus subtilement, finissent par instaurer (justement par leur caractère incessant) une sorte de « fluidité », paradoxale pour le coup, et particulièrement évidente lorsque la guitare s’exprime en soliste pour tisser des mélodies sinueuses, survolant avec une aisance déconcertante ce tapis rythmique perpétuellement instable.
Ce renouvellement structurel n’exclut pas une tendance, fréquente dans ce style musical, à œuvrer sur un mode plus répétitif, par le biais de cycles rythmiques irréguliers, sur lesquels se greffent des lignes de basse et des motifs de piano répétés de façon obsessionnelle, jusqu’à obtenir un effet de scansion déstabilisante et hypnotique. L’utilisation quasi-exclusive, au niveau des claviers, du piano acoustique (une intervention au – simili ? – vibraphone sur « Enilek », et quelques nappes lointaines de synthé ou de Mellotron (?) à l’occasion, étant les seules exceptions à la règle), ajoute à la noirceur solennelle des atmosphères. Non que la dissonance soit systématiquement de mise : un morceau comme « Marilyn-Antoinette », avec ses arpèges de guitare cristallins, exploite une veine plus « harmonieuse », tandis que les envolées solistes du bien-nommé « Expérimentations Sentimentales » ne manquent pas d’un certain lyrisme, dans les limites autorisées par le genre cependant. De même, le caractère parfois oppressant des architectures rythmiques et harmoniques conçues par Thollot se trouve contrebalancé par un réel souci de variété climatique.
C’est particulièrement le cas sur « Voyage Au Bout De La Nuit » (12:15), suite conceptuelle (?) inspirée manifestement par les épisodes successifs du fameux roman de Céline, et dont les sous-sections sont plus clairement individualisées. Malgré un « fade-out » final aussi soudain que frustrant, ce morceau à rebondissements dessine une direction à explorer à l’avenir, ce qui devrait être plus facilement réalisable avec un groupe au complet.
François Thollot ne manque pas d’idées, et celles-ci sont suffisamment claires pour avoir été mises en œuvre de façon convaincante sur ce qu’il présentait du reste comme une « démo » et non un véritable album avant qu’Alain Lebon, enthousiasmé, ne décide de la publier en l’état. On ne niera pas certaines imperfections (Thollot n’égale pas Dave Kerman à la suite avec curiosité et confiance).
Aymeric LEROY, BIG BANG Magazine, juin 2002